1000 Avions sur Cologne

Mai 1942. Cologne, la nuit du grand raid.

Dans la nuit du 30 au 31 mai, la RAF envoie un millier d’avions sur la grande cité rhénane. S’il réussit, le “Millennium Raid” démontrera qu’il est possible de vaincre l’Allemagne par des bombardements massifs…

Lorsque, fin avril 1945, la Royal Air Force mit fin à sa campagne de bombardements stratégiques en Europe, l’Allemagne urbaine était en ruines. Un million de tonnes de bombes anglaises et presque autant d’américaines avaient tué 600 000 civils ; des orgueilleuses cités germaniques, il ne restait que des gravats ou presque. Cologne était du nombre, avec sa cathédrale dans la boucle du Rhin, miraculeusement debout au milieu du chaos… La ville et ses 772 000 habitants avaient subi 262 raids aériens. Mais au printemps de 1942, elle n’avait pas encore vraiment souffert des actions de la RAF, jusqu’à ce que celle-ci monte l’opération “Millennium”, dans la nuit du 30 au 31 mai.

Mille avions lancés d’un seul coup sur une cible emblématique de l’Allemagne hitlérienne : c’est le coup d’éclat que propose à Winston Churchill l’Air Chief Marshal Arthur Harris, le nouveau chef du Bomber Command (le commandement de la RAF chargé du bombardement stratégique).

Du jamais-vu ! Même la Luftwaffe n’a pas réussi – loin s’en faut – à réunir autant d’appareils pour ses raids meurtriers de 1940 sur Londres ou Coventry. Et au début de 1942, la RAF n’en semble pas plus capable, avec seulement 400 bombardiers de première ligne. Une mission au-dessus du Reich engage rarement plus de 250 avions à la fois.

Harris n’en a cure. Réputé pour son énergie et sa force de caractère, il a été nommé pour sauver un Bomber Command discrédité. C’est que, au sein du haut commandement interarmes et des instances politiques, les critiques se dé chaînent depuis des mois. Exactement depuis le 18 août 1941, lorsque est publié le rapport Butt, une étude exhaustive sur l’efficacité des opérations de bombardement. Mené par un jeune fonctionnaire du cabinet de guerre, David Butt, ce rapport, très innovant dans ses techniques d’évaluation, est accablant : lors des bombardements de nuit (le taux de pertes a mis à peu près fin aux sorties de jour), un avion sur trois seulement parvient à placer ses bombes à moins de… 8 kilomètres de la cible ! Autrement dit, la RAF bombarde la campagne au prix de sacrifices inouïs : plus de 500 appareils perdus entre juillet et novembre 1941.

Dans l’Angleterre en guerre, un tel gaspillage de vies et de moyens est intolérable. Et la polémique enfle. Les avions du Bomber Command ne devraient-ils pas être redistribués aux autres armes ? Au Coastal Command de l’Amirauté par exemple, qui manque cruellement d’avions à long rayon d’action pour traquer dans l’Atlantique les U-Boote de la Kriegsmarine (en 1941, ceux-ci coulent en moyenne 361 000 tonnes de navires marchands par mois). Ou à la VIIIe armée, qui aurait bien besoin d’appui aérien tactique quand Rommel lance ses panzers vers le canal de Suez.

Mais Churchill – même s’il doute – ne lâche pas ses aviateurs. Le Bomber Command est le seul outil dont il dispose pour porter la guerre au coeur de l’Allemagne, alors qu’à l’est les demandes d’aide de Staline se font pressantes. Et le premier ministre compte, parmi ses proches, un théoricien déterminé du bombardement stratégique : Frederick Lindemann, lord Cherwell, son conseiller scientifique, physicien brillant que l’on surnomme “le Prof”. Ses contacts à la RAF l’ont averti qu’on allait “dans le mur”, et c’est lui qui a commandé le rapport sur l’inefficacité des bombardements – David Butt est son secrétaire particulier.
Mais pourquoi Lindemann enfonce-t-il le Bomber Command ? Parce que le séisme qu’il provoque oblige le gouvernement, le ministère de l’Air et surtout la RAF – qui veut conserver les crédits pour les nouveaux quadrimoteurs qu’elle commence à mettre en service – à chercher une solution. Et le Prof en a une, une stratégie qui fera des bombardiers l’arme de la victoire !

Il a fait étudier les effets des “raids de terreur” de la Luftwaffe sur les villes anglaises. Il a calculé que, si un nombre suffisant d’avions était lancé sur les 58 principales villes allemandes, la majorité de leurs 22 millions d’habitants – le tiers de la population du Reich – se retrouverait à la rue. Leur moral, dit-il, serait brisé, leur volonté de poursuivre la lutte anéantie. Il a forgé un terme pour traduire cela : dehousing. Littéralement, “délogement”.

Cible privilégiée, les employés de l’industrie. Pas de production d’armement sans ouvriers, dès lors que ceux-ci sont morts, occupés à fouiller les décombres de leurs maisons ou jetés sur les routes pour fuir les villes en flammes. Fin du nazisme et de la guerre.

Avec le dehousing, plus besoin de précision ; on passe au “bombardement sur zone”. Cet area bombing devient la stratégie de la RAF dans une directive publiée le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 1942. On croirait lire du Lindemann : « Votre objectif principal portera désormais sur le moral de la population civile ennemie, et en particulier sur les travailleurs de l’industrie. » Dans une note, sir Charles Portal, le chef d’état-major de la RAF, précise : « On vise les zones urbaines et pas, par exemple, les docks ou les usines d’aviation. » Arthur Harris, son homme lige, prend en main le Bomber Command huit jours plus tard, le 22.

Les choses commencent mal. Malgré des succès sur Lübeck et Rostock, les résultats des raids sont décevants ; il n’y a tout simplement pas assez d’avions pour appliquer la nouvelle stratégie. Et les critiques redoublent. Il faut frapper un grand coup : Harris lance l’opération Millennium. Il va y démontrer d’extraordinaires compétences d’organisateur et de stratège.
Le Bomber Command n’a que 400 appareils de première ligne alors qu’il en faut 1 000 ? On en réquisitionne 369 dans les unités d’entraînement. Et pour le reste, on mobilise tout ce qui peut voler, y compris 107 bombardiers Hampden et Whitley d’avant-guerre qui font pâle figure à côté des gros Halifax et des tout nouveaux Lancaster quadrimoteurs. Le Coastal Command lui-même est appelé – il pourrait fournir 250 avions – , mais l’Amirauté refuse de prêter le peu qu’elle a pour ce qu’elle considère comme une opération de propagande. Au total, Harris par vient à réunir 1 047 bombardiers, dont 602 bimoteurs Wellington. Ceux-là sont à bout de souffle après deux années de guerre, mais tant pis.

Comme jamais autant d’avions n’ont volé ensemble en formations, les pilotes craignent des collisions en série. Harris convoque experts et mathématiciens, qui affinent les plans de vol pour limiter les risques (très peu d’appareils seront ainsi per dus). Comment trouver la cible ? Un avion sur deux aura le tout nouveau système de radio-navigation Gee : ils guideront les autres ; les meilleurs équipages borneront les zones de largage par des marquages pyrotechniques. La DCA, les chasseurs de nuit de la Luftwaffe ? Ils seront débordés par la rapidité de l’action : la vague des 1 000 bombardiers, le bomber stream, ne mettra que quatre-vingt-dix minutes à survoler l’objectif (par comparaison, au mois de mars précédent, 234 appareils avaient défilé deux heures durant au-dessus de Lübeck).

Le 30 mai, à 22 h 30, les bombardiers commencent à décoller. Harris visait Hambourg, mais la météo exécrable en a décidé autrement : ce sera Cologne. On a dit aux pilotes de suivre le Rhin vers le sud, jusqu’à la ville. Sur l’objectif, la lune éclaire la scène. Largage : 1 455 tonnes de bombes, majoritairement incendiaires, s’abattent, conformément au plan, pendant quatre-vingt-dix interminables minutes. Elles détruisent quelque 3 300 bâtiments et en en dommagent 9 500, provoquant la mort de 486 personnes et en blessant 5 027. DCA et chasse de nuit ont été moins redoutables que ce que craignaient les équipages. Les pertes s’élèvent à 41 appareils, soit un taux de 3,9 %. On s’était préparé à 10 % de “casse”.
Arthur Harris a mérité le surnom que lui donnent ses équipages : “Bomber Harris”. Certes, contrairement aux prévisions, Cologne n’a pas brûlé. Ses larges avenues ont barré la route au feu. Les pompiers, bien équipés, ont maîtrisé les 1 700 foyers principaux allumés par les bombes. Mais la RAF calcule que plus de 45 000 personnes ont été “délogées” et que 150 000 ont fui la ville. Pour Churchill, tout cela annonce « ce que l’Allemagne va subir, ville après ville, à partir de maintenant ». Et ce que Cologne a subi, Essen va le vivre dans la nuit du 1er au 2 juin ; Harris lance contre elle 956 bombardiers. Brême suit à la fin du mois, avec la visite de 1 067 avions (dont, cette fois, 102 du Coastal Command).

L’opération Millennium s’achève sur ce troisième raid. Il était temps : le Bomber Command y a perdu 120 appareils, plus de 10 % de ce qu’on avait pu mobiliser. Sans compter les pertes des raids classiques, qui n’ont pas cessé. Les résultats ont été mitigés à Brême, et décourageants à Essen (la majorité des attaquants a raté la cible à cause du brouillard).
Qu’importe. Plus personne ne critique la nouvelle stratégie, sous peine d’être traité de “défaitiste” (sous l’insulte, sir Henry Tizard, l’un des pères du système radar qui sauva la RAF pendant la bataille d’Angleterre et l’opposant le plus sérieux à Frederick Lindemann dans l’appareil d’État, présentera sa démission à Churchill).

Bientôt, l’Angleterre va consacrer jusqu’au tiers de son effort de guerre au Bomber Command. À un rythme sou tenu, Harris fait entrer le tout nouveau Lancaster en unités. C’est le meilleur des heavies, ces bombardiers lourds quadrimoteurs qui remplacent les vénérables Wellington. Il va plus loin, plus haut, avec plus de bombes… « L’arme parfaite », dit Harris.

Il faudra presque un an pour faire monter l’effectif de première ligne à 1 000 appareils, le chiffre magique de l’opération Millennium, et, après cela, le maintenir malgré les pertes, effroyables. Plus de 6 500 heavies de la RAF seront abattus au-dessus de l’Europe de 1942 à 1945 – leurs sept hommes d’équipage avaient peu de chances de s’en sortir. Pour toute la guerre et tous types de bombardiers confondus, le chiffre s’élève à quelque 10 000 appareils, et les morts à 55 000. Le Bomber Command subira ainsi le quart des pertes militaires britanniques, alors qu’il représente moins de 10 % de l’effectif.

Mais comme l’avait annoncé Winston Churchill, l’Allemagne, ville après ville, fut détruite. Cologne, elle, subit son dernier raid, 858 bombardiers, le 2 mars 1945. Elle en sortit rasée à 95 %. 

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